15.
Nuit sous un pont de Londres.
Sous l’arche d’un pont, au bord de la Tamise, un campement de clochards. Une lune blafarde se reflète dans les eaux lentes. La plupart des mendiants dorment dans l’ombre, sous des couvertures de carton. Il fait froid.
Guilden et Joe sont au bord de l’eau. Ils portent chacun un vieux plaid sur les épaules. Trois silhouettes apparaissent au fond et regardent, de loin, Joe et Guilden au bord de la Tamise.
FORTIN. Incroyable.
BRASS. Insoutenable.
WESTON. Pourquoi se rapproche-t-il des pauvres ? Folie ? Comédie ? Une nouvelle ruse pour nous égarer ?
Ils se cachent.
On entend de nouveau la conversation de Guilden et Joe.
JOE. Je suis bien, ici, avec vous. J’ai chaud.
GUILDEN. Vous êtes bien le seul. (Un temps.) Vous n’aviez pas d’amis ?
JOE. Ami ? C’était le premier nom du traître.
GUILDEN. Et vous ne vous sentiez jamais seul ?
JOE. On ne se sent pas seul quand on a le pouvoir : on se sent le maître. (Un temps.) Mon père est mort des odeurs, Guilden, d’amour et de jalousie, de les avoir découvertes trop tard. Il n’a pas eu le temps de vivre avec. Il n’a pas eu le temps de se découvrir des frères…
Guilden rit méchamment.
GUILDEN. Vous avez des frères, vous ?
JOE (simplement). Toi. Eux.
Guilden hausse les épaules.
GUILDEN. Vos frères, eux ? Vous n’avez pas remarqué qu’ils vous parlent à peine ? Qu’ils vous disent toujours « monsieur » ? Vous dormez toujours à part, contre moi mais pas contre eux ; ils ne vous proposent jamais de finir leurs bouteilles.
Cecily arrive alors sous le pont, précédée par Arthur, l’ex-chauffeur, qui semble devenu son chevalier servant. Elle est couverte de bardes. Les mendiants l’accueillent avec plaisir. Elle verse mécaniquement l’argent de son tronc par terre, laissant les autres le ramasser, puis s’appuie contre l’arche, épuisée.
JOE. Cecily ?
GUILDEN. Vous savez bien qu’elle n’entend plus votre voix.
Cecily se met alors à chanter sa complainte, accompagnée par Arthur sur un instrument quelconque.
Toutes les portes sont fermées,
Et closes les paupières des volets,
L’ardoise des toits a gelé,
Londres a baissé tous ses guichets.
Ne criez donc pas si fort
Quand vous frappez vos mouflets,
Car ça fait peur aux moineaux.
Et ne riez pas si fort
Quand vous comptez vos billets,
Car ça fait peur aux moineaux.
On a éventré les forêts,
Violé la terre, tué les fleurs,
Et dans le ciel noir et violet,
Le vent ressasse les douleurs.
Ne roulez donc pas si vite
Quand vous prenez les chemins,
Car ça fait peur aux moineaux.
Même si le bruit vous excite,
Tentez d’calmer vos engins,
Car ça fait peur aux moineaux.
Joe s’est approché pendant qu’elle chantait.
JOE. Cecily… Cecily…
Elle ne le voit ni ne l’entend.
ARTHUR. Laissez-la.
JOE. Parle-lui pour moi…
ARTHUR. Elle s’en fout.
JOE. Dis-lui que je la sauverai… qu’elle redeviendra lucide… que nous nous retrouverons…
CECILY (comme si elle entendait quelque chose au loin). Arthur, j’entends encore le cri du porc qu’on saigne…
ARTHUR. Ne t’en fais pas, la bête se porte bien. (À Guilden.) Est-ce qu’il ne peut pas la lâcher, ma petite reine ?
GUILDEN (à Arthur). Méfie-toi… la pitié, chez un cœur sec comme lui, ça s’accroche comme du chiendent, c’est plus vivace que l’amour…
CECILY. Arthur, tu penses que nous allons le retrouver, mon père, aujourd’hui ?
ARTHUR. Je ne sais pas, ma petite reine, on va continuer à chercher…
CECILY. Il doit s’inquiéter… ça doit lui faire de la peine de ne pas avoir vu sa fille depuis des années… (Elle sourit, gourmande.) Tu sais qu’il était beau, Papa… et jeune…
JOE. Cecily…
Big Ben sonne.
CECILY. Est-ce que ce n’est pas l’heure ?
GUILDEN. Si.
CECILY (fort). C’est l’heure de ma distribution ! Avec ma carte magique, je vais tirer de l’argent et le donner à ceux qui seront là. (Elle sort sa carte de crédit et la montre à tous.) Qui vient avec moi ?
Les mendiants se lèvent.
JOE. Cecily, laisse-moi te parler ! Je veux tout t’expliquer. Il faut recommencer.
CECILY (songeuse). Il est bizarre, ce cri… On ne sait pas si c’est le cochon ou le bourreau qu’on saigne… (Elle part en chantonnant, suivie par les autres clochards.)
Ne respirez pas si fort
Quand vous palpez vos billets
Car ça fait peur aux moineaux.
Ne fermez pas vos coffres-forts
Avec des doubles ferrets,
Car ça fait peur aux moineaux…
De loin, Fortin, Brass et Weston la voient partir et s’apprêtent à la suivre.
FORTIN. Vite.
BRASS. Maintenant.
WESTON. Essayez de récupérer un peu d’argent. C’est toujours ça qui échappera à cette gabegie.
Ils disparaissent.
JOE (résigné). Malgré tout, je suis content qu’elle soit là. Elle apprendra la vie.
GUILDEN. Par la misère ?
Joe opine.
JOE (tentant de se résigner). Elle est peut-être folle, mais elle a choisi le bon camp.
Guilden se met en colère.
GUILDEN. Pardon ?
JOE. Elle s’est mise du côté des pauvres… elle apprendra la vie…
GUILDEN. C’est ça ! L’apprentissage par la misère… (Sifflant de rage.) La misère ! Mais elle n’est belle, la misère, que dans les yeux des riches ! Elle n’est profonde et étoilée, la nuit, que pour ceux qui n’en sentent pas le froid, la solitude, les heures trop longues. Qu’est-ce que vous croyez ? Quand nous voyons une belle femme passer, nous avons envie d’être beaux ! Quand nous faisons sous nous, nous avons honte ! Quand nous avons les bras et les jambes nus au-dessus d’un fleuve qui gèle, nous crevons de froid ! Et ceux d’entre nous qui ont des enfants, est-ce qu’ils ne souhaiteraient pas les mettre au chaud, les couvrir de cadeaux, ou même simplement les garder ? Non ! Nous ne sommes pas plus humains parce que à la nuit nous nous serrons les uns contre les autres ; ce n’est pas l’affection qui nous rapproche, c’est le gel ! Moi, quand je me trouve au milieu de cet agrégat de corps, je ne vois pas des hommes, mais du bétail…
JOE. Tais-toi. Tu ne te rends plus compte de la chance que tu as de n’avoir pas d’argent.
GUILDEN. Je ne suis pas contre l’argent.
Il se relève et pointe son doigt sur Joe.
GUILDEN. Vous, monsieur Joe, vous n’êtes qu’un touriste. Dès que les poux vous démangeront trop, vous ferez un saut chez vous : douche, savon, massage… tandis que nous, nous nous gratterons jusqu’au sang. Moi, la pauvreté, ça ne me fait pas vivre avec plus d’intensité, ça m’empêche de vivre ! Alors ne me parlez plus de misère, monsieur. Pour vous, c’est un choix ; pour nous, c’est une pente aussi inévitable que celle qui conduit à la mort.
Joe se lève.
JOE. Et si je te donnais tout ce que j’ai ?
GUILDEN. (méprisant). Ça ferait un pauvre de plus, et pas un riche de moins. On ne tue pas la misère avec la charité. Au contraire, ça la fortifie.
Le visage de Joe s’éclaire.
JOE. J’ai compris.
GUILDEN. Quoi ?
JOE. Merci, Guilden. J’ai compris ce que j’avais à faire.
NOIR